Le Singapourien Eric Khoo signe un joli film sur les relations, longtemps tendues, entre Singapour et le Japon. Critique du film et entretien avec un cinéaste très très gourmand!

 

Promenade gastronomique dans les rues de Singapour

La petite trentaine, Masato (Takumi Saito) tient avec son père un resto à ramen (ces délicieuses soupes de nouilles nipponnes qui font fureur un peu partout dans le monde) à Takasaki, petite ville au nord-est de Tokyo. A la mort subite de son père, le jeune homme décide de faire un voyage à Singapour, où il a vécu ses dix premières années, jusqu’à la mort de sa mère singapourienne. Pour l’aider dans ses démarches et lui conseiller de bonnes petites adresses, Masato contacte une blogueuse japonaise installée à Singapour. Débute alors un voyage sentimental et gastronomique, où souvenirs et saveurs s’entremêlent…

Petit film sensible, Ramen Shop bénéficie sans doute, pour se faufiler jusque dans nos salles, du succès des Délices de Tokyo de Naomi Kawase (qui adoptait une approche similaire en 2016, en partant des dorayaki, les petites crêpes fourrées japonaises). Son dernier film, Eric Khoo l’a imaginé sur le principe de la madeleine de Proust. Dans cette balade gastronomique dans les petits restos de Singapour, ce que recherche son héros, c’est en effet, à travers les goûts, de retrouver la mémoire de sa mère… Toujours aussi délicat, le cinéaste singapourien assume pleinement cette approche très sentimentale, quitte à fleureter par moments avec l’eau-de-rose.

Et pourtant, à mesure que progresse cette déambulation très gourmande, Ramen Shop prend de l’ampleur, en adoptant une dimension historique. Enfant d’un couple mixte nippo-singapourien, Masato est en effet le symbole, malgré lui, de l’histoire compliquée qui existe entre les deux pays, le Japon ayant occupé de façon très dure Singapour durant la Seconde Guerre mondiale – on parle notamment, lors des massacres de Sook Ching, de l’élimination de 20 à 100 000 Chinois…

La force d’Eric Khoo, c’est de parvenir à entremêler histoire familiale et grande Histoire, tout en tenant toujours sa métaphore gastronomique. Le ramen teh du titre original est une recette imaginée par Masato, qui mêle ramen japonais et soupe de porc singapourienne… Cette recette – sorte de quête spirituelle du héros durant tout le film –, le cinéaste l’utilise en effet comme un symbole du rapprochement des cultures… Ou, comme dans son très beau et déjà très gourmand Be With Me (film qui avait révélé Khoo en 2005 à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes), quand la cuisine devient un langage qui permet de se passer de mots pour parler directement au cœur.

Réalisation: Eric Khoo. Scénario: Fong Cheng & Tan Kim Hoh Wong. Photographie: Brian Gothong Tan. Musique: Kevin Mathews Christine Sham. Montage: Natalie Soh. Avec Takumi Saito, Jeanette Aw, Seiko Matsuda, Mark Lee, Tsuyoshi Ihara… 1 h 29.

 

Eric Khoo  : “Il m’arrive de pleurer en mangeant un plat”

PATRICK KOVARIK / AFP

 

En février dernier, Ramen Shop clôturait la toujours passionnante section Culinary Cinema de la Berlinale. Eric Khoo est un homme affable et volubile, que l’on découvre presqu’autant passionné de cuisine que de cinéma. Rien d’étonnant puisque son film précédent, Wanton Mee en 2015, était un téléfilm consacré à la très vibrante scène de la street food de Singapour. Installé devant un verre de vin rouge, il évoque avec bonne humeur un film très personnel, où il exprime son amour de Singapour et du Japon…

La cuisine est inséparable de votre cinéma depuis votre premier film Mee Pok Man, sur un vendeur de soupe chinois. Pourquoi est-ce si important pour vous?

J’adore la bouffe  ! Je suis très gourmand. Mais ce film est en même temps très personnel car il parle des souvenirs. Ma mère cuisinait très très bien, mais elle n’est plus là aujourd’hui. Je voulais lui rendre hommage, ainsi qu’à ma grand-mère et à la nourriture en général. J’ai été approché il y a trois ou quatre ans par Yutaka Tachibana, un producteur japonais, qui voulait que je fasse un film en coproduction avec le Japon… J’ai un amour très profond pour le Japon, pour son esthétique. J’ai fait un film d’animation japonais, Tatsumi en 2011. Et je suis un grand fan des ramen. Quand j’étais enfant à Singapour, mes parents achetaient tous les dimanches des bak kut teh, des côtes de porc servies dans une soupe, comme on en voit dans le film. J’ai voulu parler de la rencontre de ces deux cultures à travers la cuisine et un personnage qui rapproche les gens. Peu de gens savent que Singapour a été occupé par le Japon durant la guerre. Cela a été une période vraiment dure. Chez les vieux Singapouriens, il y a encore de la colère, pas chez les jeunes, qui l’ont appris à l’école mais qui s’en fichent. Ce sont les piliers du film, avec l’opposition entre la méchante grand-mère et son petit-fils et puis ce plat final…

Le ramen en lui-même est déjà une métaphore puisque c’est la version japonaise des nouilles chinoises…

Oui, ce sont les lamiàn, des nouilles chinoises vendues dans la rue au Japon. Mais aujourd’hui, les ramen connaissent un énorme succès, qui a suivi celui des sushis. Singapour est une toute petite île de 5 millions d’habitants mais on y compte 180 bars à ramen!

Dans le film, on découvre que la cuisine permet de voyager à Singapour, à travers toutes ces cultures réunies sur l’île…

On a des Chinois, des Malais, des Indiens, tous venus avec leurs épices, qui se sont mélangées à la cuisine chinoise et cela a donné la bouffe de Singapour, qui est vraiment unique, qu’on ne trouve nulle part ailleurs et qui crée une certaine fascination. La preuve, le guide Michelin est présent à Singapour. Ils ont même donné une étoile à un petit snack spécialisé dans le poulet, où le lunch coûte deux euros  ! Tout est frais, délicieux et pas cher. Même s’il y a aussi des restaurants chics et chers… On est un pays très jeune, indépendant depuis 1965 seulement. En termes de culture, on n’a pas grand-chose, sinon une vraie identité culinaire.

Ce n’est donc pas seulement la juxtaposition de différentes cultures culinaires, chinoise, indienne, malaisienne…

Oui. Par exemple, vers 1948, un Indien s’est rendu compte qu’à Singapour, les Chinois adoraient les têtes de poisson. Il s’est dit que ce n’était pas cher, qu’il allait leur ajouter une sauce au curry et le curry de têtes de poisson était né ! On ne le trouve pas en Inde, cela a été inventé pour les Chinois de Singapour. Ensuite, un Chinois lui a volé la recette et l’a encore plus adaptée au goût chinois. C’est un plat cuisiné différemment par les Malais, les Chinois et les Indiens. C’est magnifique.

Est-ce facile d’évoquer ce passé de l’occupation japonaise de Singapour au Japon ?

Les jeunes seront sans doute choqués, comme lorsque Takumi a visité le musée de l’Occupation à Singapour. Il s’est même excusé, car il ne savait pas ce qu’avait fait son pays. On avait besoin de ce passé pour justifier les sentiments de la grand-mère vis-à-vis de son petit-fils.

Dans Be With Me déjà, il y avait une scène où l’héroïne cuisinait quelque chose pour communiquer avec son voisin… Vous pensez que la cuisine peut être une forme de communication ?

La nourriture était l’outil de communication entre le vieil homme et la femme aveugle. Il cuisinait un plat et le lui apportait. La nourriture est un langage et, le mieux, c’est qu’il n’y a pas besoin de dialogues. Quand je mange quelque chose venant d’une autre culture et qui, pourtant, me parle, c’est fantastique. Cela m’arrive tout le temps. Quand j’étais à San Sebastian, au festival, c’était merveilleux, des tapas au resto trois-étoiles. Chaque année, 500000 Singapouriens économisent pour se payer un voyage d’une semaine au Japon pour manger, manger et remanger. La cuisine japonaise est toute dans la fraîcheur du produit, comme le poisson cru. Pas besoin de le cuisiner, juste de le découper. On ne peut pas faire plus frais et plus délicieux qu’un thon cru. Mais à Singapour, tout est importé, les prix sont vraiment trop chers et ce n’est pas aussi frais qu’un Japon… Moi, je vais au Japon au moins une fois par an, pour le boulot mais aussi pour la bouffe ! J’adore le tonkatsu, le katsudon, le sukiyaki, le shabu-shabu… C’est incroyable.

Pensez-vous que la cuisine puisse créer de vraies émotions fortes ?

Oui ! Il m’arrive de pleurer en mangeant un plat qui me ramène à l’enfance par exemple, qui fait ressurgir des souvenirs… Certains plats ont cet effet sur vous. C’est vraiment ce sentiment qu’on voulait faire transparaître dans le film.

Comment avez-vous tourné les scènes de cuisine ? Vous avez travaillé avec de vrais chefs ?

Mon directeur photo est vraiment très gourmand. Quand on voyage, on mange beaucoup ensemble. On a parlé des plats, de leurs spécificités. Certains ne sont pas très appétissants quand ils sont terminés, il fallait donc plutôt capturer leur préparation. Mais pour nous, la scène la plus importante, c’était la dernière, où Masato cuisine avec sa grand-mère. Tous les plats que l’on voit à la fin du film étaient des plats que ma mère me cuisinait, les œufs vapeur, les nouilles grasses au porc… C’est très personnel. Pour la partie japonaise, on avait un styliste culinaire mais pour la partie singapourienne, on a juste été en cuisine et on s’est laissé inspiré par les plats, parfois en story-bordant un peu. Et bien sûr on mangeait tout, car je déteste gaspiller!

Y a-t-il un lien particulier en Asie entre cuisine et cinéma, si l’on pense aux Délices de Tokyo de Kawase ou au Festin chinois de Tsui Hark par exemple?

En Asie, on a tous une passion pour la bouffe, surtout les Chinois. Pour les fêtes impériales par exemple, ils faisaient des trucs dingues, comme l’aileron de requin, qui n’a pas de goût en soi, qui est vraiment quelque chose d’horrible à manger. Mais ils le font bouillir et bouillir pour obtenir un bouillon. Et de ces festins impériaux, est né le kaizeki japonais, qui est devenu le menu dégustation. C’est l’art culinaire de créer la perfection… Je crois que, ces dernières années, il y a eu aussi beaucoup d’émissions culinaires, que les gens adorent regarder parce que les plats ont l’air délicieux. Et pourquoi pas rajouter une histoire à la nourriture ? On voit donc arriver plein de films où il y a un lien entre les deux. Que ce soit Les Recettes du bonheur, Julie et Julia ou, plus ancien, Le festin de Babette, Salé, Sucré d’Ang Lee… J’adore les films qui parlent de cuisine. Ceux qui marchent vraiment, c’est quand ça vous touche au cœur. Car si je t’aime, je cuisine pour toi. On voulait partir de là pour montrer comment les parents de Masato sont tombés amoureux à travers la cuisine. Et comment son père était si amoureux de cette femme qu’il créait sans cesse un nouveau bouillon de ramen pour elle. Et quand elle meurt, sa vie est finie, il rentre au Japon, perd son goût pour la cuisine et il meurt. On voulait quelque chose de simple qui puisse parler à tout le monde…

Vous êtes très gourmand, autant que cinéphile presque…

Oui et j’adore aussi cuisiner le week-end. Je cuisine japonais, italien, des soupes… J’ai grandi en comprenant que le plus important, c’était le bouillon. Comme à la fin du film, je vais donc au marché pour acheter mes légumes, des os… C’est très subjectif mais disons que si vous savez ce que vous aimez, vous ne pouvez pas vous tromper. J’adore l’ail, le piment. Il y en aura donc dans mon bouillon et à partir de là, tout est possible. J’adore les pâtes. Et j’ai trouvé un magasin qui vend des tomates italiennes vraiment pas chères. Je n’ai donc plus besoin d’utiliser des tomates en conserve pour mes sauces. Je fais fondre mes tomates doucement, avec la bonne huile d’olives et j’ai du basilic frais à la maison!

Beaucoup de personnalités du cinéma ouvrent des restaurants. Vous pourriez avoir un resto?

Je pense que si j’ouvrais un resto, les gens viendraient car je cuisine des choses simples mais qui ont du goût ! Mais je ne pourrais pas me passer du cinéma. J’adore cuisiner mais pas pour beaucoup de personnes, huit maximum… Pour vingt, c’est trop de travail.

La nourriture sera-t-elle à nouveau présente dans votre prochain film?

La nourriture est dans tous mes films; elle sera donc quelque part. Mais j’ai envie d’un film plus spirituel, quelque chose qui parle de la vie après la mort. Mais ce n’est pas un film d’horreur, cela parlera de la réincarnation, de la renaissance.