« La nourriture a toujours été mon point d’ancrage! Alors que j’étais malade du coeur, un samedi matin, après avoir été chez le docteur, j’ai été acheter des oeufs au marché. La vendeuse m’a parlé de ses poules qui avaient la belle vie, qui couraient dans les champs. Je m’en fichais… Mais quand je me suis préparé des oeufs brouillés, c’est comme si je retournais en enfance! Je me voyais courir après les poulets dans le jardin de mes grands-parents. À ce moment précis, j’ai réalisé que la nourriture me rendait heureux. Je me suis alors soigné de manière alternative. On m’a préconisé de ne plus manger ni viande, ni poisson, juste des légumes pendant quatre mois. J’ai changé la façon dont je me nourrissais et pensais… », raconte Paul Ivic.

Cette transformation intime a permis au chef de créer l’un des restaurants végétariens les plus épatants du moment, le Tian à Vienne, où les saveurs surprennent et où les sauces sont d’une profondeur inattendue.

©Ingo Pertramer

Le parcours d’un chef

Né en 1978 dans le Tyrol, d’un père croate et d’une mère autrichienne, Paul Ivic a été piqué par le virus du bien manger dès l’enfance, lorsqu’il explorait le jardin de ses grands-parents en Croatie. Pourtant il n’a jamais pensé qu’un jour, il deviendrait chef… « À 14 ans, je me suis lancé dans la cuisine parce que je voulais voyager, être créatif et surtout devenir indépendant. »

Pendant son apprentissage, il va chez les meilleurs chefs, en Autriche mais aussi en Suisse et en Espagne. Et vit des expériences variées, passant d’un « chef psychopathe », qui lui donne presqu’envie de tout abandonner, à un chef bon pédagogue, qui lui apprend toutes les bases.  « J’avais 18 ans et j’y suis resté deux ans. C’est lui qui m’a enseigné à réaliser des sauces balancées et sans alcool pour obtenir des saveurs pures. Il a réveillé mon enthousiasme », raconte le Viennois.

C’est ensuite que ça se corse pour Ivic. Engagé comme chef dans un petit hotel, ce jusqu’au-boutiste exigeant travaille non-stop pour élever la qualité des lieux et, à 24 ans seulement c’est le burn out. Et lorsqu’il reprend du service dans un hôtel berlinois, il tombe à nouveau malade… « Je me suis perdu là-bas. On brassait de grandes quantités de nourriture de basse qualité. Je ne me préoccupais pas de mes clients, de mon équipe, de la nourriture… J’étais enfermé dans le système, je travaillais contre mon éthique et ma morale. »

©Ingo Pertramer

Un restaurant visionnaire 

Mais avec ces oeufs achetés sur le marché, tout change… « Là, j’ai pensé à ce que je voulais faire dans le futur. Je voulais travailler avec des produits de qualité, retrouver ma connection avec la nature. Nos habitudes alimentaires ont un impact sur l’environnement, la vie économique et sociale et même notre santé. On doit essayer de changer le système!», plaide Paul Ivic, qui contacte Christian Halper, un ancien chef devenu businessman qui partage ses valeurs. « Je voulais me lancer dans la cuisine végétale, car l’une de mes tantes était végétarienne depuis l’enfance. Elle m’avait raconté l’une de ses expériences dans un hôtel 5 étoiles italien où, tous les jours, on lui servait des pâtes à la sauce tomate… En tant que chef, on doit rendre les gens heureux, qu’ils soient végétariens ou pas! Mais on était en 2010 et la cuisine végétale était nulle part… »

Cheesecake aux prunes, graines de courges.

Un vrai challenge pour le chef autrichien! « J’étais un peu naïf. Au début c’était dur. Des collègues m’appelaient et me disaient: ‘Nous connaissons tes ambitions et tu ne réussiras jamais avec ce type de cuisine.’ Mais personne ne peut me dire ce que je peux accomplir ou pas! », tonne le chef.

Le restaurant Tian ouvre en décembre 2011 et, pendant trois années, Ivic peine à convaincre des chefs de venir travailler pour lui… Mais avec l’étoile Michelin reçue en 2014, la confiance du personnel et des clients s’installe.

Robert Brodjnak et Paul Ivic dans le potager du premier.

Un chef engagé 

« Mon objectif, c’est plus de changer les choses, qu’avoir des étoiles. Montrer aux gens que la qualité est plus importante que la quantité. Je partage ça avec Christian (Halper, le propriétaire du Tian), Robert (Brodjnak, le maraîcher avec lequel il travaille). C’est ma responsabilité de chef, je ne dois pas seulement être l’architecte d’un plat mais d’un système holistique. »

Le maraîcher Robert Brodjnak.

Paul Ivic a mis trois ans à trouver les bons producteurs car, pour lui, tout commence par là. Aujourd’hui, il bosse main dans la main avec Robert Brodjnak, un IT Manager reconverti en jardinier, qui cultive pour lui des légumes bio à Göllersdorf, une ferme située à 40 min au nord de Vienne. Là, le maraîcher lui fait pousser 250 à 300 variétés de légumes de qualité exceptionnelle qu’on ne trouve pas dans les supermarchés. 

« Avant, je travaillais avec un autre maraîcher, ses légumes n’avaient aucune saveur. Il mettait beaucoup trop d’eau dans son jardin… mais Robert travaille différemment. Ici, j’ai compris l’importance d’un sol vivant, et je suis comme un enfant qui découvre de nouvelles saveurs. Robert comprend la qualité des légumes que je veux! », explique le chef.

Un plat autour de différentes variétés de carottes. Carottes roses marinées, tartare de carottes, carottes cuites dans la cire d’abeille, jus de légumes, fleurs de souci.

Un nouveau langage 

Surtout, Paul Ivic a brillamment réussi à démontrer qu’un restaurant végétarien pouvait atteindre le même niveau de raffinement qu’un restaurant classique. « Pour moi, il était hors de question d’imiter la viande ou le poisson. Je ne suis pas végétarien et mon but n’est pas de réaliser un plat végétarien ou vegan, mais d’atteindre la plus haute qualité. C’est comme si on apprenait une nouvelle langue; au début, ce n’est pas facile. Le légume est le principal acteur du plat. On veut montrer qu’il y a différentes saveurs et textures. On l’utilise en marinade, on fermente, on déshydrate… L’important, c’est de l’utiliser entièrement, sans aucun déchet », explique le chef du Tian, qui « ne veut pas juste faire plaisir à ses clients, mais les connecter de nouveau à la nature. »

Rens. www.tian-restaurant.com/wien/

©Ingo Pertramer

Le sommelier Andre Drechsel, un atout majeur 

Si Paul Ivic est plutôt introverti et met du temps à se livrer, Andre Drechsel, son directeur de restaurant et sommelier depuis 2018, est tout le contraire. Et en cela, ils sont très complémentaires! Bras tatoués et casquette vissée sur la tête, ce hipster insuffle beaucoup de chaleur à l’accueil du Tian.

Une ode au Burgenland

La découverte des vins autrichiens, et tout particulièrement ceux du Burgenland tout proche, fait partie intégrante de l’expérience au Tian. « Nous avons la chance de vivre dans un pays avec un beau terroir. En Basse-Autriche, dans le Burgenland, il y a une énorme diversité. C’est comme voyager dans trois pays… Dans le Eisenberg, les terres sont ferrugineuses et dans le nord-ouest, du côté du lac, les sols sont riches en calcaire… Si, originellement, on faisait du vin blanc dans la région, aujourd’hui, 80% de la production est en rouge », explique le sommelier de 42 ans, qui a gagné deux fois le prix de meilleur jeune sommelier d’Autriche.

Connaissance du terrain

Drechsel épate par sa connaissance du terrain. « J’ai visité beaucoup de producteurs en Autriche. Je préfère ça aux foires aux vins! J’ai envie de travailler main dans la main avec les vignerons, soutenir les jeunes et les moins connus. En général, ils n’oublient pas ceux qui les ont soutenus depuis le début… » Ce qui permet au sommelier de servir les meilleurs flacons, parfois inédits, en provenance des vignerons stars autrichiens, comme Claus Preisinger ou Christian Tschida, avec qui il a noué des liens d’amitiés depuis plusieurs années.

Christian Tschida en haut et Claus Preisinger ci-dessus.

Le tout au service d’accords mets-vins émouvants, qui ne se contentent pas d’accompagner le plat, mais qui lui insufflent une dimension supplémentaire. 

Trois plats marquants de Paul Ivic

Back to the Roots

Avec ce plat, Paul Ivic réinterprète un plat pauvre traditionnel. Une soupe acidulée au carvi, servie avec du Schüttelbrot (pain croustillant) et un beurre baratté à la minute. « Certains ingrédients, comme le lait ou le beurre, étaient meilleurs avant. Avec ce plat, je veux reconnecter les clients avec le passé. Leur dire que le luxe, ce n’est pas que le caviar, mais juste des ingrédients de très haute qualité », commente Paul Ivic.

Beet 19-20

Dans cette création, le chef travaille autour de différentes variétés de betterave. Un plat qui a demandé un an de travail (d’où son nom). Un tartare de betterave rouge découpé en rubans est associé avec un tartare de betterave jaune en brunoise, avec plein de préparations qui font un effet boeuf et qui en font aussi un grand plat: katsuobushi de betterave rouge, miso de betterave jaune… Et puis ce « thé » réalisé avec des feuilles de betteraves fermentées, séchées et broyées. Il est mélangé avec l’amazake de betterave (réalisé avec un koji de riz autrichien) et ce fabuleux cocktail sans alcool est garni d’un SCOBY de kombucha de betterave caramélisé.

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Katsuobushi de betterave et thé de feuilles de betterave. Deux exemples de la créativité débordante de Paul Ivic!

Cèpes, tournesol et mûres

Un plat original, avec des brochettes de coeur de tournesol, où l’accord de saveur est parfait. Mais ce qui impressionne surtout c’est la profondeur de la sauce entièrement végétale. « La sauce est à base de céleri-rave et de cèpes cuits au four. On retire leur essence avec un pressoir en bois. Ensuite, on ajoute des oignons et la réduction a lieu pendant deux jours. » explique Paul Ivic qui adore les sauces.