On associe volontiers Moscou à la place Rouge et à la merveilleuse cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux, construite au XVIe siècle et symbole de l’architecture traditionnelle russe, avec ses bulbes colorés. On associe aussi la capitale au luxe démesuré, où le caviar se mange à la petite cuillère et la vodka coule à flots — il suffit de faire un tour dans l’impressionnante suite impériale du Ritz-Carlton à 20000€ la nuit pour finir de s’en convaincre. Ou, à l’opposé, à la période soviétique, dont l’une des plus belles réussites est le métro de Moscou, dont les stations, construites dès 1935 par Staline, étaient pensées comme des palais souterrains pour le peuple.
Par contre, on ne pense pas forcément à Moscou comme une ville gastronomique de premier plan. L’arrivée du guide Michelin dans la capitale russe (cf. ci-dessous) devrait changer la donne… Mais avec ses 15000 cafés et restaurants, Moscou n’a pas attendu le célèbre guide français pour faire parler d’elle…
Porte-drapeaux moscovites
Déjà classés dans le World’s 50 Best Restaurants, Vladimir Mukhin (White Rabbit) et les frères jumeaux Berezutskiy (Twins Garden) offrent parmi les expériences les plus recherchées de la scène culinaire moscovite, dans des styles différents.
À la « chef’s table » du White Rabbit, Mukhin propose une réflexion intéressante sur la durabilité et les nouvelles tendances qui secouent la gastronomie (consommation éthique, régime équilibré, zéro déchet…). Des pensées qui se traduisent dans des plats qui donnent à réfléchir. Comme ce coco lardo 2.0, où le classique snack russe, du lard sur du pain, est remplacé par du « lard » de noix de coco, servi avec une vodka sans alcool. Deux plaisirs non coupables.
Pour évoquer la thématique du zéro déchet, Mukhin rôtit la peau de la courge jusqu’à ce qu’elle devienne noire. Il la mélange avec de l’ail fermenté et la sert avec de la pulpe de courge et du lait de graines de courge. Ici, le storytelling et le show sont permanents, entre technologie et nostalgie…
Du côté du Twins Garden, chaque plat est une ode à la Russie. D’Astrakhan, ils importent quatre types de caviar, dont l’exceptionnel caviar doré issu d’esturgeons albinos, dont on ne produit que 10 kg par an. De la région de Novgorod cette fois, ce sont des cèpes, associés à de l’anguille fumée et à une sauce aux champignons. « Un plat qui respire la Russie! La plupart des familles russes mangent des champignons, pas du caviar… », explique Sergey Berezutskiy. Mais ce qui épate aussi, c’est cette sélection de vins qui fait voyager dans toute la Russie!
Traditions russes
Du côté des restaurants traditionnels russes, on ne passera pas à côté du Café Pouchkine où, dans un décor de Russie impériale recréé de toutes pièces par Andrey Dellos, on mange 24h/24 de délicieux pirojki (des chaussons farcis de viande, de chou…), des pelmeni (raviolis), du boeuf Stroganoff ou encore des pastila (une sorte de gâteau à base de pommes mentionné dès le XVIe siècle). Et même un kvas de compète (boisson fermentée à base de pain)!
Du même groupe Dellos – en Russie, les groupes de restaurants sont légion – , on a aussi un faible pour le Matryoshka du chef Vlad Piskunov, où l’on viendra dès le matin se régaler des meilleurs blinis de la capitale, de varenyky (raviolis) à la cerise ou de syrniki (crêpes de fromage blanc). Auteur de plusieurs livres sur la cuisine russe traditionnelle, le chef prépare aussi des mets moins connus, comme de délicieux porridges à base de différentes céréales, en version salée ou sucrée, avec des champignons ou de la courge. Ou une perepecha, sorte de quiche au seigle garnie de renne polaire.
Mais pour une expérience étoilée, on pourra désormais d’attabler au Savva, où le chef Andrei Shmakov, originaire de Tallinn, propose une cuisine russe plutôt classique. Salade de crabe, raviolis aux champignons, koulibiac… Un menu pré-théâtre que l’on prendra dans ce restaurant au décor somptueux, avant une représentation dans l’un des plus célèbres théâtres du monde, celui du Bolchoï, situé à deux pas.
Ici, la fusion est reine
À Moscou, en plus de s’attabler du matin au soir — contrairement à chez nous, il y a une véritable culture du petit-déjeuner en Russie — ou dans des lieux pensés dans les moindres détails — le public moscovite est très exigeant! —; on n’a pas peur de fusionner ou d’associer différentes cuisines.
Dans son très soigné Grace Bistro — sélectionné dans le guide Michelin, ainsi que Buro Tsum, son autre adresse —, le chef autodidacte sibérien Vladimir Chistyakov envoie des plats de bistro français raffinés, des assiettes méditerranéennes ou moyen-orientales, avec de temps en temps une touche sibérienne. Et c’est étonnamment réussi!
Tandis qu’Aram Probka, un investisseur arménien passionné de cuisine italienne, fait des merveilles dans deux de ses adresses moscovites — le bonhomme possède 10 restaurants à Moscou, St.Pétersbourg et même le Mine à Berlin. Au Mama Tuta, il fusionne la cuisine géorgienne et italienne, avec d’étonnants mini khinkali au veau, parmesan et gorgonzola. Alors que chez Mina, la cuisine italienne est associée à la cuisine libanaise. Avec par exemple, au menu, de délicieuses pizzas libanaises croquantes ou un tiramisu à la pistache.
Alors que s’apprête à ouvrir Olluco, le superbe restaurant du couple Virgilio Martinez et Pía León, derrière respectivement le Central et le Kjolle, à Lima. Leur restaurant moscovite a été confié à Nicanor Vieyra, qui travaillera avec des producteurs locaux russes pour proposer une cuisine aux saveurs péruviennes…
La cuisine russe de demain
Mais celui qui nous littéralement bluffé durant ce voyage, c’est Nikita Poderyagin! Récompensé trois fois par le Michelin à 26 ans seulement, le chef du restaurant Björn est un adepte de la nouvelle cuisine nordique, tandis que son engagement environnemental fort lui a valu une étoile verte. Dans ses cuisines, on vise clairement le zéro déchet, on travaille exclusivement des produits locaux et on essaye de sensibiliser le public aux problématiques environnementales, à table, mais aussi à l’occasion de « Wild Dinners » en pleine nature.
Cerise sur le gâteau, Nikita Poderyagin a une formation en agronomie et en ingénierie biologique, mais aussi de parfumeur et joue avec nos sens pour notre plus grand plaisir… Pour dénoncer un monde globalisé où le summum du chic est de consommer des produits exotiques — surtout en Russie —, il a créé un menu trompe-papilles, où il remplace le kiwi par un mélange de pomme verte, de groseilles à maquereau et de jus d’orge. Ou il épate avec des salsifis oxydés au goût de banane, qu’il sert dans des gaufrettes avec une glace « vanille » aux pignons de pin. Le tout, proposé avec un pairing sans alcool dingo!
Björn est l’adresse à ne surtout pas manquer à Moscou, qui prouve que la ville a de plus en plus son mot à dire sur la scène culinaire internationale.
Le guide Michelin débarque à Moscou!
Le 14 octobre dernier, avait lieu la première cérémonie du guide Michelin Moscou au Zaryadye Hall de Moscou. La capitale russe, devenant la 35e destination à accueillir le fameux guide rouge. L’événement a accueilli 500 convives, heureux de fêter la gastronomie locale. Face à eux, la mairesse de la ville, Natalya Sergunina, a insisté sur l’importance de l’arrivée du guide pour le développement touristique et économique de Moscou. Tandis que le directeur international du guide Michelin, le Français Gwendal Poullennec, a salué le dynamisme de la scène culinaire moscovite, qui s’est énormément développée ces 30 dernières années.
9 restaurants étoilés
En tout, 69 restaurants ont été répertoriés dans ce premier guide moscovite, dont 15 ont reçus un Big gourmand, trois une étoile verte, et sept une étoile. Enfin, deux restaurants ont été récompensés par deux macarons.
À la surprise générale, Vladimir Mukhin du White Rabbit n’a reçu qu‘une étoile, alors qu’il est classé 25e aux World’s 50 Best Restaurants… Mais cela semble tout à fait cohérent avec l’esprit Michelin, qui a préféré saluer la cuisine un peu plus classique, gourmande et tout à fait enthousiasmante des jumeaux Berezutskiy (également récompensés par une étoile verte) au Twins Garden (30e au 50 Best). Si le White Rabbit de Mukhin est, certes, l’un des restaurants les plus créatifs de Moscou, il y a aussi beaucoup de show. Les inspecteurs n’y ont sans doute pas été sensibles… Le second deux étoiles, Artest, du groupe russe Novikov, et son chef Artem Estafev ont reçu deux macarons dans l’incompréhension générale. Mais on n’y a pas été pour juger cette décision…
Une sélection cohérente
Saluons également l’étoile reçue par Evgeny Vikentev, devenu chef au très chic Béluga à Moscou. On l’avait connu dans son bistrot moderniste pétersbourgeois Hamlet+Jacks, où il proposait une cuisine moderne très personnelle.
Enfin, on applaudit des deux mains le chef Nikita Poderyagin du restaurant Björn. Il a reçu le prix du jeune chef de l’année, une étoile verte et Big gourmand! À 26 ans, celui-ci impressionne pour avoir choisi de travailler des produits locaux dans une philosophe zéro déchet, tout en proposant une cuisine créative bluffante.
Si l’on est plutôt d’accord avec ces résultats, on s’étonnera que, du côté des grands classiques russes, le chef Vladimir Piskunov, véritable historien de la cuisine russe au Matryoshka, ne reçoive même pas une mention dans le guide… Heureusement, l’iconique Café Pouchkine, lui, est repris.