Les alternatives sans alcool se multiplient et offrent des expériences gustatives de plus en plus complexes et satisfaisantes.
Janvier 2016, attablés au Clove Club* à Londres, on goûtait pour la première fois à un Gin & Tonic réalisé avec le fraîchement né Seedlip, le « premier spiritueux distillé non alcoolisé du monde » que venait de créer le Britannique Ben Branson. Une révélation! Ce G&T offrait des arômes herbacés subtils de pois, de menthe et de thym et on en oubliait presque qu’il ne contenait pas d’alcool.
On comprenait dès lors que des chefs comme Isaac McHale du Clove Club*, mais aussi Heston Blumenthal du Fat Duck***, ainsi que les bars les plus courus d’Angleterre, aient pu être séduits par ce nouveau produit. Un succès qui a d’ailleurs attisé l’appétit de Diageo, qui a racheté la marque en 2019…
Dès janvier 2013, c’est aussi en Grande-Bretagne qu’a démarré la campagne « Dry January ». L’association caritative Alcohol Change UK proposait aux buveurs d’alcool un répit d’un mois, pour faire une pause après des fêtes de fin d’année généralement bien arrosées, mais surtout pour leur permettre de réfléchir à leur consommation. Une consommation souvent banalisée, vue comme indispensable aux célébrations, ou comme outil de socialisation, mais qui peut faire l’objet de pressions sociales, provoquer précarisations, accidents, violences ou des maladies comme le cancer.
En Belgique, c’est d’ailleurs la Fondation contre le Cancer qui était à l’origine de la première « Tournée Minérale » il y a cinq ans, aujourd’hui poursuivie par l’asbl Univers Santé du côté francophone, et dont le succès ne se dément pas. En février 2020, c’est près de 2 millions de Belges qui déclaraient y avoir pris part pour diverses raisons, la santé en tête, mais aussi pour relever un défi personnel, ou simplement pour faire une pause avec l’alcool.
Une campagne qui s’inscrit dans une tendance globale où les boissons « No and Lo(w) » (sans ou avec peu d’alcool) connaissent un engouement généralisé.
Un nouveau mode de consommation
En 2017, toujours en Angleterre, naissait le premier festival sans alcool, dans la mouvance du mindful drinking (boire en toute conscience) — qui en appelle à une consommation éclairée de l’alcool. Et dans le pays, on s’attend même à une croissance de 81% du marché des alternatives sans alcool.
Selon une étude financée et publiée en janvier 2020 par le groupe familial Bacardi, l’un des géants mondiaux des spiritueux, cette croissance du marché ne serait pas uniquement due à un public niche, mais à une nouvelle habitude de consommation plus large et surtout ancrée sur le long terme. Dans ce rapport, intitulé 2020 Cocktail Trends Report, 83% des barmen interrogés dans 100 villes à travers le monde ont mentionné la popularité des boissons à faible teneur en alcool. Tandis que l’étude Google Trends de 2019 a vu une augmentation de 42% du nombre de recherches de recettes de mocktails (cocktails sans alcool) sur sa plate-forme.
En Belgique, la tendance va dans le même sens. Une communication du groupe Delhaize révélait qu’en 2020, avait été observée une augmentation de 15% des volumes de ventes de bières 0% et de 10% des vins non alcoolisés. Et on s’attend même à ce que, durant la Tournée Minérale de ce mois de février, les volumes de ventes redoublent… Pour Delhaize, plusieurs explications à ce succès: « De plus en plus de produits arrivent sur le marché, l’expérience gustative et qualitative s’améliore de plus en plus et les grandes marques lancent également de plus en plus d’alternatives sans alcool. »
A l’image de Bacardi, qui après avoir lancé le Martini Dolce Zero, un vin pétillant 0% à base de raisins italiens, a développé une gamme de vermouths sans alcool: le Martini Vibrante (rouge) et le Martini Floreale (blanc). Ce dernier, aux jolies notes de camomille, mélangé à du mousseux non alcoolisé et à de la Ginger Ale, se mue en un aperitivo plutôt convainquant!
Vins et désalcoolisation
Du côté du vin sans alcool aussi on a fait des progrès, même si c’est plus laborieux… La culture du vin, très vivante en France tout comme en Belgique, joue sans doute beaucoup dans notre perception de ce produit sans alcool. De plus, contrairement à la bière ou le cidre, le vin n’est pas le produit le plus facile à désalcooliser, comme nous l’apprend Thierry Cowez, ingénieur brasseur et oenologue, responsable R&D chez MIS, une entreprise de prestation de service située à Courcelles spécialisée dans la fermentation (pour produits alcoolisés) et dans la désalcoolisation.
« On n’a pas inventé l’eau chaude, le brevet pour la désalcoolisation date des années 1920! On travaille avec l’évaporation sous-vide. C’est le même principe que la distillation mais l’objet est différent, on s’intéresse au rétentat, ce qui reste après évaporation de l’alcool », explique Thierry Cowez. En gros, grâce à la mise sous vide de l’installation, le point d’ébullition des composés volatils — alcool et arômes — est diminué, ce qui permet de ne chauffer le produit qu’entre 35°C et 50°C et de récupérer un produit sous forme liquide, libéré de son alcool mais aussi de ses arômes, qu’il faudra alors réinjecter… Le processus le plus couteux consiste à séparer les arômes de l’alcool dans le but de les ré-incorporer dans le produit désalcoolisé, le moins coûteux consiste à lui réinjecter des arômes (naturels ou pas).
« Tout est une question d’argent et de budget! Les vins sans alcool de la première génération n’étaient pas pensés par des oenologues. Ils étaient réalisés par des grosses boîtes avec du vin de négoce. Aujourd’hui, quand on bosse sur le Terra Australis pour Vintense, on travaille avec un vin propre et équilibré, sur un assemblage de gewurtzraminer et de riesling, sur un style de vin plutôt que sur le cépage. On essaye de retrouver le profil et la typicité du vin. » Le résultat? Un produit encore un peu trop sucré, avec pas mal de conservateurs (nécessaires à cause du sucre naturel justement), mais moins calorique qu’un vin classique. Surtout, on commence à se rapprocher du vrai vin.
Mais ce qui sera sans doute encore plus intéressant, ce sont les vins sans alcool de troisième génération. « On travaille pour le domaine de l’Arjolle, dans le Languedoc, un vigneron qui travaille un produit sans alcool sous son nom, son étiquette… avec un vin produit pour être désalcoolisé. » Et ça change tout selon Thierry Cowez!
Spiritueux sans alcool
Parmi les spiritueux sans alcool qui n’en finissent plus de se multiplier en Belgique, je demande le « gin »! De nombreuses marques se sont ainsi lancées dans l’aventure pour offrir des alternatives plus complexes et souvent moins sucrées aux consommateurs, à base de plantes distillées. Parmi celles-ci, Nona June, un spiritueux à base de neuf plantes aromatiques créé par l’ingénieure en biosciences Charlotte Matthys à Wondelgem. Au nez, on a presque l’impression d’un gin classique, avec des notes puissantes d’agrumes et de genièvre. En bouche, mixé dans un Gin & To, c’est pas mal, la texture est là, mais c’est un peu trop acide et sucré.
Chez Bôtan, on n’a pas non plus misé sur la désalcoolisation et ce pour plusieurs raisons. « Avec la désalcoolisation, on perd les arômes qu’il faut ensuite rajouter et nous souhaitions un produit le plus naturel possible, sans sucre et sans conservateurs. Et sans la désalcoolisation, on peut aussi être distribué sur le marché d’Arabie Saoudite. On a mis deux ans et demi, avec notre herboriste culinaire Wim Maes, qui fournissait déjà des plantes rares aux chefs, pour trouver comment produire un produit stable, en partant de la distillation individuelle de plantes, sous-vide et en colonne », raconte la directrice générale de ce projet anversois, Ina Averhals.
Et Bôtan cumule les bons points avec une certification bio à venir et surtout, des produits aux notes botaniques variées (Juniper Garden, Pine Haze, Oriental Roast et Citrus Spice), avec des saveurs naturelles très marquées. Avec le Citrus Spice, aux subtiles notes florales et d’agrumes, avec une pointe de poivre sansho, on a réalisé un pisco sour sans alcool assez bluffant! Le chef de Ogst* à Hasselt, Sébastien Wygaerts combine même ce blend dans une vinaigrette pour assaisonner du boeuf Holstein et de la pastèque.
Bôtan travaille aussi avec le mixologue Paul Morel pour élaborer de très innovants cocktails sans alcool pré-mixés, sur des collections exclusives de distillats destinées aux chefs et lancera bientôt des « juicy wines » gastronomiques.
Bières et Cie
Qui dit Belgique, dit évidement bières, où le marché sans alcool est aussi en train d’exploser! Selon l’institut Nielsen, les bières sans alcool représentent désormais 4% du marché belge. En 2019, InBev sortait une Leffe blonde 0,0%, qui a connu un franc succès. Mais les petits brasseurs s’y mettent aussi, comme Brussels Beer Project, qui a sorti une Pico Bello, un genre de pilsner parfum citron vert, et une Pico Nova, une pale ale chocolatée, les deux à 0,3% d’alcool.
Mais la bière sans alcool qui nous a littéralement scotché, c’est celle du prolifique et innovant brasseur itinérant danois Mikkeller. Fabriquée par la brasserie belge De Proefbrouwerij, son Energibajer n’est pas désalcoolisée, mais fabriquée avec une levure qui fermente sans produire d’alcool. Avec ses notes houblonnées et de pamplemousse, elle est plutôt incroyable!
Citons encore, du côté belge, la marque Bel’Uva, qui vient de lancer des vermouths à 0,5% d’alcool que l’on peut déguster purs, avec quelques glaçons. Rien que ça, c’est assez novateur, car la plupart des boissons sans alcool doivent être dégustées mélangées à d’autres ingrédients. On apprécie vraiment la richesse gustative et l’amertume du Bel’Uva Humulus, décliné en rouge ou blanc, produit avec des jus de cépages rouges ou blancs du Piémont, infusés d’herbes provenant des Alpes italiennes, mais aussi des drêches de raisins belges et 4 types de houblon belge.
Si beaucoup de marques ont choisi d’imiter des produits existants (vin, gin, bières…), d’autres ont lancé des produits complètement nouveaux. Autre produit danois qui mérite une mention, les thés pétillants bio produits comme des mousseux par le sommelier Jacob Kocemba. La Copenhagen Sparkling Tea Company propose ainsi des blends subtils de thés, de fruits et de plantes en version sans alcool ou faible en alcool très raffinés, comme ce « Gron » (5%), à base de thé vert, de thé blanc et de citronnelle.
Mais chez nous, il y a aussi Gimber, qui a parié sur un concentré de gingembre bio, ou Brussels Kvas, qui a, elle, pointé sur une boisson d’origine russe à base de céréales à fermentation spontanée, non pasteurisée.
Les alternatives sans alcool — et nous n’avons même pas exploré l’univers des boissons fermentées comme le kéfir ou le kombucha — ne cessent de se multiplier et de se diversifier. Ce serait dommage de passer à côté…