En début d’année, la faillite retentissante des frères Beyaz avait tiré la sonnette d’alarme sur l’Horeca bruxellois. Douze restaurants étaient en effet concernés et pas des moindres: Les Brasseries Georges à Uccle, La Maison du Cygne et La Brasserie de l’Ommegang à la Grand-Place mais aussi, comme on l’apprit un peu plus tard, Aux Armes de Bruxelles, dans la rue des Bouchers. Ouverte par Calixte Veulemans en 1921, cette belle maison a finalement été reprise par un voisin, Rudy Vanlancker, qui, depuis le début des années 80, préside aux destinées d’une autre institution bruxelloise, Chez Léon, inaugurée, elle, en 1893 (cf. ci-dessous).

Pour monter dans le bureau de « Monsieur Rudy », situé dans les combles de Chez Léon, il faut passer par un labyrinthe de petits couloirs et d’étroits escaliers. Et là-haut, de sa fenêtre, le restaurateur a la vue depuis 40 ans sur… les Armes. « Ce n’était pas le rêve de ma vie de racheter les Armes, explique-t-il. C’est plus une opportunité qui s’est présentée. Je suis né ici, dans cette maison, j’ai grandi avec les enfants Veulemans… »

Pour M. Vanlancker, les frères Beyaz se sont cassé les dents en rachetant Aux Armes, l’un des deux seuls restaurants de Belgique (avec Chez Léon) où les syndicats étaient présents. « Et j’ai bon espoir qu’après les élections sociales de 2020, les syndicats soient de retour, confie le restaurateur. Je dois être le seul restaurateur belge à défendre le syndicalisme… » Et ceci depuis que Chez Léon a subi un énorme redressement fiscal en 1984, dû à la mauvaise gestion des parents de Rudy Vanlancker. Depuis, plus question de transiger sur le travail au noir. Dans ses deux restaurants, le patron emploie désormais 150 personnes, pour un chiffre d’affaires de 17 millions d’euros.

“Aux Armes” a retrouvé son charme d’antan et retrouve sa clientèle. Depuis sa réouverture, on y a ainsi vu passer Laurent Voulzy, Eddy MitchellEddy Mitchell ou même le trois étoiles parisien Alain Passard…

Rendre son lustre « Aux Armes »

S’il a su se garder Chez Léon dans sa famille — contrairement aux autres maisons historiques de l’Ilôt Sacré comme Vincent, le Scheltema ou la Taverne du Passage, qui ont toutes été revendues au fil du temps —, Vanlancker l’a fait en prenant le risque de brader l’image de son restaurant. Faisant son deuil des Bruxellois qui avaient délaissé le centre-ville, c’est vers les touristes qu’il s’est tourné — il a notamment signé avec 2000 agences de voyage dans le monde —, la Commission européenne et les ambassades, qui constituent désormais les deux tiers de la clientèle. Depuis 2004, il s’est aussi éloigné de l’image internationale de Léon de Bruxelles (auquel il reste lié par un contrat de droits d’auteur) pour se recentrer sur l’adresse bruxelloise historique, dont il veut qu’elle reste accessible et populaire.

En face, Aux Armes a toujours été plus cossu. Et Rudy Vanlancker souhaite bien rendre au lieu son lustre d’antan. Il a ainsi conservé le beau décor historique, avec ses boiseries anciennes, celui où Léopold III venait s’attabler chaque semaine pour déguster une sole meunière. « C’est une fierté de racheter cette maison. J’y ai fait mon stage quand j’étais à l’école hôtelière de Namur. J’adore Léon, c’est ma vie. C’est selon moi le meilleur restaurant de Belgique. Le samedi, on peut y faire jusque 2000 couverts! Mais c’est vrai qu’en tant que restaurateur, on peut être frustré. Il n’y a pas de chef Chez Léon; ils reproduisent des recettes ancestrales. Aux Armes, c’est un vrai restaurant, avec un vrai chef… L’idée, c’est remettre les Armes dans son jus d’origine. Je suis nostalgique d’il y a 15 ou 20 ans… »

La classique salade Veulemans aux langues d’agneau et vinaigrette.

Voyage savoureux dans le passé

Pour penser la carte des Armes, qui a rouvert depuis fin septembre, Rudy Vanlancker et son chef Cédric Callenaere ne se sont pas trop creusés la tête. Ils ont repris le menu de Jacques Veulemans d’il y a une quinzaine d’années, avant le rachat du restaurant par les Brasseries Flo en 2006 et la longue descente aux enfers de la maison, qui a perdu au fil des années son identité bruxelloise.

Aux Armes, le waterzooi de poisson est préparé au cabillaud, à la sole, au saumon et aux crevettes grises.

Le menu, sans doute un peu trop vaste, va être réaménagé dans les semaines à venir pour coller aux demandes de la clientèle — au revoir la tartine de plattekeis ou les pieds de porc… Mais quel bonheur, teinté de nostalgie, de le parcourir, à la redécouverte d’une cuisine bruxelloise authentique.

Au-delà des classiques moules-frites, croquettes aux crevettes et autre bodding (7,50€), on se régale ici de moules parquées à la marollienne (15,55€), d’une salade tiède de langues d’agneau et vinaigrette à l’échalote (15,50€), d’un riche waterzooi de poissons aux crevettes grises (26,55€) ou encore d’une belle côte de veau sauce Blackwell (au piccalilli) et de délicieuses frites à la graisse de boeuf (32,85€)… Sans oublier les fameuses crêpes Comédie-Française (7,50€). Flambées en salle à la Mandarine Napoléon, celles-ci font en effet partie de l’histoire de la maison.

Avec ses préparations maison et savoureuses et ses produits de qualité — la viande vient ainsi de chez Dierendonck, tandis que l’on trouve un bel assortiment de fromages belges —, Aux Armes redonne ses lettres de noblesse à la gastronomie bruxelloise. L’ambition de Monsieur Rudy n’est cependant pas de décrocher un jour une étoile aux Armes — « Je préférerais un Bib gourmand, car j’ai besoin de faire 250 à 400 couverts par jour pour que ça marche. » —mais de faire tourner à plein régime une vraie brasserie bruxelloise. En ce sens, c’est une réussite!

“Aux Armes”, les moules parquées sont traditionnellement servies crues avec une sauce marollienne, une vinaigrette moutardée.

Un passage Aux Armes ne s’envisage pas sans une crêpe flambée « Comédie Française »!

Comme Chez Léon, on sert aux Armes le classique bodding, avec une sauce aux cerises. Simple mais très bon!

Un Livre: Léon, 125 ans d’histoire

Quel Belge n’a pas été, au moins une fois dans sa vie, manger un moules-frites Chez Léon ? Si elle accueille surtout aujourd’hui les touristes, l’institution bruxelloise est toujours bien vivante puisqu’il s’agit du restaurant le plus fréquenté de Belgique. C’est sa riche histoire que retracent René Sépul et Rudy Vanlancker dans Chez Léon, une friture bruxelloise depuis 1893.

Piochant dans les archives familiales et dans ses souvenirs, l’actuel patron raconte comment Léon Vanlancker a débarqué à Bruxelles pour ouvrir la Friture Léon en 1893. Et comment l’enseigne, restée familiale, a évolué au fil des générations, a grandi au rythme des transformations de Bruxelles, jusqu’à occuper aujourd’hui neuf maisons de la rue des Bouchers et de la rue des Dominicains. Très vivant, le livre nous fait voyager dans le temps, des belles heures qui suivirent l’Expo 58, où Bruxelles bruxellait avec Brel, Moustaki et Greco, aux attentats de 2016, qui a vu le resto perdre 40% de son chiffre d’affaires.

Richement illustré par des menus et des clichés d’époque mais aussi par les superbes photos de Cici Olsson, ce livre propose de jolies digressions (sur l’histoire de la frite, de l’Ilôt sacré ou sur la pêche aux moules en Zélande) mais aussi, avec la complicité du journaliste Philippe Bidaine, une soixantaine de recettes classiques de Chez Léon. Des choesels au madère au bloempanch aux pommes, en passant par les anguilles au vert, les croquettes aux crevettes, les œufs à la Meulemeester et, bien sûr, les moules, ce sont toutes les richesses de la cuisine bruxelloise que l’on redécouvre ici.

Publié par Rudy Vanlancker et René Sépul chez Sh-Op éditions (368 pp., 32€).
Disponible sur
www.sh-opeditions.com.